Regard croisés avec Martine Delvaux

C’est boulversant les calanques

D’abord, il y a eu Les filles et les garçons de Dennis Kelly. Puis, le Théâtre de la Licorne a accueilli la lecture publique du livre Je n’en ai jamais parlé à personne, montage de témoignages produits pendant le mouvement #moiaussi. Aujourd’hui, c’est la pièce Les étés souterrains qui naît sur les planches. Trois œuvres qui font résonner, à l’intérieur de ce théâtre, des voix de femmes liées entre elles par la douleur. La douleur, inimaginable, d’une mère dont les enfants ont été assassinés par leur père. La douleur, personnelle et collective, née d’un climat de violence sexuelle envers les femmes. La douleur d’une femme libre dont le corps peu à peu l’enferme, altérant la manière dont elle est capable de mener sa vie.

Toutes ces années plus tard, la lecture des Étés souterrains, les derniers mots du personnage réveillent mon fantôme, me pincent le cœur, agitent ma mémoire.

Une nuit, entre le moment où j’ai lu Les étés souterrains et celui où j’ai commencé à écrire ce texte, j’ai fait un rêve. C’était un rêve embrouillé, décousu, des images pêle-mêle de soleil et de pierres rouges, la mer turquoise, et sa silhouette au loin. Je sais que c’est elle qui marche sur les Calanques. Je reconnais la teinte et la soie de ses cheveux. Je reconnais sa façon de bouger, entre la force et l’élégance. La nuit m’a rapportée, encore une fois, des restes d’amour, les restes d’un amour fou vécu à toute vitesse. Un amour fulgurant qui m’a donné l’impression d’être capable de tout jusqu’à ce que je me rende compte qu’il était en train de me tuer. Je ne dormais plus, je maigrissais à vue d’œil, je sauvais les meubles de ma vie. Les Calanques, c’était au début, pendant un voyage de son côté du monde. Les Calanques, c’était avant l’emprise, et les violences. Rien n’aura été plus douloureux, dans ma vie, que de mettre un terme à cet amour, poser le geste impossible de rompre avec la personne que j’aimais. Rompre à mon corps défendant même s’il s’agissait de sauver ma peau. Rompre sans me douter qu’à jamais, je serais hantée. Toutes ces années plus tard, la lecture des Étés souterrains, les derniers mots du personnage réveillent mon fantôme, me pincent le cœur, agitent ma mémoire.

« C’est bouleversant, les Calanques », écrit Steve Gagnon à la toute fin de sa pièce, sans pouvoir deviner quel bouleversement est le mien, ou le vôtre, devant le récit de cette femme dont la vie perd pied, qui se trouve lentement privée de sa mobilité, emprisonnée dans son propre corps. Et alors, comment faire? Comment survivre à nos vies altérées? Que reste-t-il de nos vies quand elles sont abimées, trouées, figées, par une maladie ou par des violences, et qu’il faut continuer?

Voilà le lien entre mon rêve et cette histoire, entre le souvenir de mon amour en équilibre sur les rochers des Calanques, et le monologue de cette femme qu’on écoute parler entre ses vacances dans le sud de la France et sa vie dans un CHSLD. Elle dont « la parole est un arbre qui se défait peau par peau ». Le personnage des Étés souterrains est celui d’une femme, farouchement et malgré tout, libre. Une femme dont on comprend qu’elle est prête à aller jusqu’au bout de la vie, ce qui veut dire aussi aller jusqu’au bout de l’amour. Un amour romantique qu’elle choisit entièrement. Un amour maternel qu’elle investit totalement. Cette femme, même si elle donne l’impression « d’un insecte qui meurt lentement au soleil », est portée par une liberté sauvage qu’elle n’accepte pas de sacrifier. L’altération du corps par la lenteur puis l’immobilité, la perte du mouvement puis de la voix, rien de tout ça ne pourra l’emporter.

Steve Gagnon nous donne à voir le spectacle d’un corps de femme en perte de lui-même, une femme dont l’altération du corps n’entache pas la résilience. Et est-ce qu’il ne faut pas voir dans cette représentation une métaphore de la vie des femmes? Leur courage, leur capacité à vivre avec la douleur et la souffrance, qu’il s’agisse de la leur ou de celle des gens qu’elles aiment, comment elles vivent aux côtés de corps altérés par la maladie autant que par des événements, des petites et des grandes violences?

Si Les étés souterrains nous permettent de penser quelque chose, c’est le courage invisible et silencieux des femmes qui avancent malgré la souffrance. Voilà ce qu’il faut faire apparaître : la vision de femmes en équilibre sur les Calanques de la douleur. Ce qui me bouleverse, moi, c’est ça.