Regards croisés avec Mathieu Bélisle

Le besoin de communauté

Quand je me suis rendu dans un café de la rue Bélanger pour rencontrer Philippe Lambert en mai dernier, j’étais intrigué. Pourquoi un directeur de théâtre voulait-il me parler? J’ai beau fréquenter les théâtres montréalais depuis toujours, faire voir et lire des pièces à mes étudiants année après année, j’ai beau aimer La Licorne et ses artisans (je garde un souvenir impérissable de Littoral de Mouawad, de Cette fille-là avec la formidable Sophie Cadieux et de toute l’œuvre de François Archambault), je ne voyais pas bien en quoi je pouvais être utile. Moi qui joue comme un pied et manque d’équilibre dans un corps trop grand, je me disais : il ne va quand même pas me demander de monter sur scène!

Ce qui m’a tout de suite frappé chez Philippe, c’est la vivacité du regard et l’enthousiasme contagieux : cet homme, à l’évidence, aime son métier. Il aime découvrir des textes et travailler avec les auteurs, jeunes et vieux, a envie de prendre des risques et de tenter des choses. Je me suis reconnu dans ce goût de l’aventure : après tout, un essayiste n’est rien d’autre que quelqu’un qui « s’essaie », littéralement, sans garantie de succès. J’ai donc accepté son invitation généreuse à devenir « penseur en résidence », un titre dont je m’enorgueillis un peu, sans trop savoir à quoi m’attendre, sinon à des rencontres et des chocs qui me nourriront et me donneront matière à penser (et puis : quand j’ai fait part à ma blonde de cette proposition, elle m’a dit, d’un air narquois : « ça ne te changera pas beaucoup; penser en résidence, c’est déjà ce que tu fais à temps plein! » – Ce sera donc une garde partagée, a rétorqué Philippe, sourire en coin).

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C’est l’immense, l’exceptionnelle force du théâtre de permettre qu’à chaque représentation une communauté nouvelle puisse se former. Dès que nous entrons dans la salle de spectacle, nous sommes mobilisés : impossible d’appuyer sur « pause » pour se faire du popcorn ou aller au petit coin, impossible de passer à autre chose, comme on se le permet trop souvent en faisant défiler des contenus sur nos écrans au moindre désagrément. Cette communauté, ce ne sont pas les algorithmes qui l’ont choisie pour nous. C’est le hasard des préférences et des mouvements, c’est la vie même qui en ont décidé. Durant quelques heures, nous quitterons notre chambre d’écho pour aller à la rencontre de l’autre et de ses histoires, lesquelles deviendront aussitôt une partie de nous-mêmes.

Car la vie de cette communauté se prolonge bien après que le spectacle soit terminé, dans la pensée des spectateurs qui retournent à la vie courante. Chacun porte en lui-même des images, des phrases, des visages, qui résistent à l’oubli et demandent à être partagés. Quoi de plus heureux que de retrouver des amis pour échanger nos impressions, débattre de jeu et de mise en scène, discuter du comportement d’un personnage ou du propos d’une œuvre? Sans qu’on le réalise toujours, c’est durant ces moments précieux de fraternité que la communauté, née du théâtre, passe de la fiction à la réalité.

Cette communauté, j’en ai découvert le pouvoir extraordinaire il y a quelques mois, le soir du lancement de cette nouvelle saison au La Tulipe, juste en face de La Licorne, alors que j’ai été témoin d’un phénomène que je n’aurais pas cru possible : plusieurs centaines d’abonnés, amoureux de  leur  théâtre, s’étaient rassemblés pour rencontrer les artisans de la saison 24-25. En cette époque où les occasions de se mobiliser sont devenues trop rares, j’ai pensé : voilà des gens qui connaissent la force du lien.

Cette soirée de lancement allait me réserver d’autres surprises : j’y ai découvert avec bonheur que je connaissais l’autrice d’une pièce au programme, Camille, avec qui j’avais échangé des courriels au sujet du beige et de la vie ordinaire il y a quelques années; qu’une autre amie, Josiane, une littéraire, avait participé à la campagne de lancement; qu’un ancien collègue de radio, François, venait d’obtenir une résidence d’écriture; et qu’une vieille amie, Maranda, que j’avais perdue de vue, était une fidèle abonnée du théâtre. Je faisais partie de la communauté de La Licorne et je ne le savais même pas!

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Pendant longtemps, l’existence de la communauté a relevé d’une sorte d’évidence obligée. Elle partait de la famille et s’étendait jusqu’aux frontières du village ou du quartier. La messe du dimanche servait de grande unificatrice : tout le monde se réunissait autour du rite de la communion pour entendre le sermon du prêtre. Quand la religion est tombée, la télévision a pris le relais. À heure de grande écoute, elle nous offrait l’occasion de nous réunir, même à distance, autour de quelques symboles et événements, qui devenaient autant de références communes. Aujourd’hui que le pouvoir de la télévision faiblit, ce qui nous rassemble n’est plus clair, et ce qui nous sépare devient chaque jour plus évident. La communauté relève désormais moins de l’obligation que du choix : elle ne peut exister sans des individus curieux et volontaires, qui éprouvent l’impérieuse nécessité de se mettre en état de disponibilité, de tendre la main vers leur prochain, de reconnaître son existence et sa valeur. Des gens qui acceptent de renoncer à la compagnie des écrans pour retrouver la beauté des vrais visages, qui choisissent d’être attentifs aux êtres qui les entourent plutôt que de se perdre dans les no man’s land virtuels.

Face au vaste mouvement de désolidarisation et de déréalisation en cours, dont profite le techno-capitalisme si pressé de nous réduire à l’état de consommateur et de producteur de données, aller au théâtre devient un acte de résistance. Contre tout ce qui nous disperse et nous isole, le théâtre nous invite à cultiver un art presque perdu : celui de la présence et de l’attention. Présence et attention des auteurs, qui pèsent chaque mot, chaque silence, s’interrogent à propos de gens qui n’existent pas – leurs personnages! – et qui pourtant deviendront leurs intimes. Présence et attention des acteurs, capables de faire voir et sentir mille choses dans la moindre parole, le moindre geste. Présence et attention des spectateurs, enfin, qui consentent à mettre leur « vraie » vie entre parenthèses pour aller à la rencontre d’un monde qui ne les laissera pas indemnes.

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C’est cette communauté que j’ai envie de célébrer, dans les échanges avec les artistes et dans la réflexion menée en votre compagnie, tout au long d’une saison qui promet d’être mémorable.

 

  • Mathieu Bélisle

Mathieu Bélisle
Essayiste, chroniqueur, éditeur et enseignant en littérature au Collège Jean-de-Brébeuf, Mathieu Bélisle est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages.  Il signe notamment Bienvenue au pays de la vie ordinaireL’empire invisible , pour lequel il a été récipiendaire du prix Pierre-Vadeboncoeur en 2020 et finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général en 2021,  Ce qui meurt en nous et Quelqu’un doit parler (en collaboration avec Alain Vadeboncoeur). Collaborateur dans les médias, vous pourrez le lire dans La Presse et l’écouter à La balado de Fred Savard. Libre-penseur en résidence à La Licorne pour la saison 24-25, Mathieu Bélisle posera son regard sur des œuvres de la programmation tout au long de l’année.