Texte de Martine Delvaux

L’or des femmes

Sur la photo: Sophie Desmarais et Isabelle Brouillette
Crédit photo: Suzane O’Neill

Fouiller, creuser, questionner ; c’est dans les cordes de La Licorne ! Regards croisés, une tribune de réflexion offerte par le Théâtre de La Manufacture à un·e libre penseur·euse en résidence, s’inscrit dans cet esprit. L’objectif de ce projet : donner la parole à une voix extérieure au milieu théâtral, afin d’approfondir notre réflexion sur les spectacles présentés entre nos murs. De janvier 2020 à juin 2022, nous sommes fiers d’avoir accueilli l’écrivaine, professeure et féministe Martine Delvaux. Puisque la pièce Deux femmes en or devait initialement être présentée en janvier 2022, notre invitée avait jeté son regard éclairé sur l’adaptation de ce film-culte par Catherine Léger. Nous vous offrons aujourd’hui son texte L’or des femmes. Bonne lecture.

Le texte de Catherine Léger nous transporte de l’écran de cinéma à la scène de théâtre, de 1970 à 2022, de la Révolution  tranquille et sexuelle à la crise climatique et au féminisme de la quatrième voire de la cinquième vague. Entre les Deux femmes en or de Claude Fournier et Marie-José Raymond et la pièce à laquelle vous allez assister, du temps s’est écoulé, et accroché à ce temps, diverses luttes. Des luttes qui ont été menées (et parfois gagnées), d’autres qu’il reste encore à faire. Le film montrait de jeunes épouses qui, pour se désennuyer, pour se libérer du corset-soutien-gorge d’une féminité modèle imposée, prennent plaisir à s’ébattre dans un théâtre lubrique jusqu’à devenir elles-mêmes des vedettes. Le film est à l’image des bulles de savon qui envahissent la scène du laveur de tapis : la vie de banlieue éclate, et les rires des personnages du public devant ce film dit « érotique », et qui se joue des codes, de tous les codes, ceux de la vie autant que ceux du cinéma.

Et voilà qu’on se retrouve aujourd’hui, une quarantaine d’années plus tard, les femmes en or revisitées par Catherine Léger qui, par l’entremise de dialogues délicieux, fait entendre une autre musique que celle de l’oeuvre originale. Ici aussi, les bulles éclatent, les rires fusent, mais les choses ont changé, et c’est ça qui retient mon attention. Les « filles » en or de Léger héritent en même temps qu’elles résistent à ces « mères » que sont les femmes en or de Fournier de Raymond. Et ce qu’elles gardent, c’est peut-être moins les parties de pattes en l’air que la complicité. Leur amitié de mur mitoyen.

Les femmes en or de Catherine Léger, Violette et Florence, s’entendent, se parlent et s’écoutent. Elles se parlent, se racontent. Elles se livrent l’une à l’autre dans une comédie dont la version filmique originale était décrite comme une série d’aventures sexuelles entre deux épouses de banlieue et des « livreurs à domicile ». Elles s’expliquent le monde, lèvent le voile sur la vie privée, montrent que le personnel, oui, est politique. Petit à petit, elles vident leur maison et leur tête des traces de leurs maris, sortes de faux-semblants dans la vraie comédie de la conjugalité. « Faut commencer quelque part », disent Florence et Violette dans leur quête d’énergie sexuelle. Parce que ce qu’elles veulent, c’est retrouver un élan de vitalité contre tout ce qui les étouffe. Contre l’abandon, réel ou symbolique, de leurs maris, elles cherchent les bulles, parce que des bulles, « c’est comme rêver ».

Mais cette quête, ce rêve, elles y arrivent ensemble. Comme deux sorcières ordinaires, corneille sur l’épaule, penchées au-dessus du chaudron de leur vie. Est-ce que c’est ça, la valeur de ces femmes ? Est-ce que c’est ça, leur pesant d’or ? D’être capable, ensemble, de concocter ce qu’il faut comme potion pour survivre à la banalité. Voire, pour y échapper.

La penseure italienne Silvia Federici nous rappelle, dans Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières aux féminicides, que le mot « gossip » (qui signifie rumeur, commérage), voulait dire, en vieil anglais, « marraine » puis, à l’époque moderne, « compagne d’accouchement » ou « commère ». Voilà ce que sont Violette et Florence dans la pièce de Catherine Léger : des compagnes d’accouchement d’elles-mêmes dont la venue au monde en passe par la parole, la conversation. Si au fil du temps le mot « gossip » s’est vu attribuer une qualité péjorative, ce n’était pas le cas au départ. Ainsi, je veux voir le « commérage » de Florence et Violette comme ce qui reste de la solidarité féminine, de l’amitié entre femmes contre les vies morbides, et pour les luttes fécondes. C’est ça l’or des femmes : la sorcellerie ordinaire.

La magie, comme l’écrit Silvia Federici, « c’est que nous savons que nous savons ».