Regards croisés avec Daphné B.

Penser la licorne

Sur la photo: Daphné B.

Crédit: Marie Ouardiya Atcheba

 

« J’ai de la misère à savoir si t’es un diable à qui il manque une corne ou une licorne[1] », écrit le rappeur Drake dans son recueil de poésie Titles Ruins Everything, publié cet été chez Phaidon. Son poème, qui rappelle le flou étudié des légendes Instragram, ressasse un stéréotype féminin éculé, celui de la vierge et la putain. La muse à qui Drake s’adresse ne serait qu’une chose ou son contraire : une créature fabuleuse et virginale, ou bien une succube malicieuse déterminée à l’abuser. Poétique.

Moi aussi, je suis poète. C’est donc par la poésie que j’entame cette résidence de pensée à La Licorne et que je me prévaux de cette belle chance que j’ai de mêler mes réflexions à celles d’autres artistes. En sondant aujourd’hui la bête mythologique qui donne son nom au théâtre, je veux traduire le lien qui unit l’art vivant au réel. Quel rapport les pièces présentées cette saison 2023-2024 entretiennent-elles avec notre présent chaotique ? Philippe Lambert, le directeur artistique du théâtre, évoque une joie lucide, fil rouge qui connecterait chacune des productions aux autres. Une joie, donc, qui s’enracine dans une fine compréhension des choses et de leur complexité. Une joie qui ne naît pas du déni, mais bien de la clarté.

L’art est-il lucide lorsqu’il brosse, comme Drake, un portrait manichéen de la femme ? Non. Transformer une fille en licorne ne vaut pas mieux que l’accuser de sorcellerie. Ce processus d’idéalisation déshumanise l’autre, car il le réduit à un personnage. C’est avoir la tête dans le sable que de proposer une vision tranchée du réel, une vision dans laquelle le bien et le mal existent et s’opposent sans jamais se confondre.

[1] Ma traduction de « Having trouble figuring out if you’re a devil missing a horn or a unicorn ».

En sondant aujourd’hui la bête mythologique qui donne son nom au théâtre, je veux traduire le lien qui unit l’art vivant au réel. Quel rapport les pièces présentées cette saison 2023-2024 entretiennent-elles avec notre présent chaotique ?

Or, la joie lucide qui traverse les pièces présentées cette saison à La Licorne nous propose un tout autre discours : elle nous parle d’un ravissement qui admet l’existence du désespoir, de la souffrance et du désenchantement. Elle met de l’avant une gaîté capable de faire face au réel dans ce qu’il a de plus déroutant.

L’art ne s’oppose pas aux licornes. Il les décrit simplement telles qu’elles sont. Chimère, symbole d’innocence, de joie et de pureté, l’animal légendaire serait attiré par l’odeur des vierges. Symbole phallique et patriarcal, poulichette perdue de notre enfance, la licorne a joué tous les rôles et s’est même retrouvée métamorphosée en joujou de plastique capitaliste. On en a fait une icône et un frappuccino viral, mélange de poudre rose, de sirop de mangue et de coulis bleu. Ni bonne ni mauvaise, donc, la bête est à l’image du réel qui l’a vu naître : contradictoire et changeant.

De la même façon, rendre compte du monde actuel nous oblige à l’aborder dans sa lumière inégale, dans ses défaites et ses partys. Pour ce faire, il est impératif de s’attarder à ses zones d’ombre et à ses bassesses inexplicables. Pas besoin de tout noyer sous un coulis sucré pastel, de clamer à qui mieux mieux « juste du doux ». La joie et la lucidité ne s’opposent pas.

En fait, parvenir à la joie lucide présuppose une forme de désillusion. Poser un regard perspicace sur son époque, c’est accepter de ressentir de la peine et de la déception. Mais de ce ras-le-bol peut naître un désir de changement. Et c’est par là que la joie se faufile : dans la révolte, le mouvement.

Peut-être nous faut-il prendre exemple sur Marco Polo, cet explorateur du XIIIe siècle. Croyant voir une licorne et visiblement déçu, il décrit dans ses récits de voyage ce qui semble être un rhinocéros, une bête « très laide » avec « le poil comme celui du buffle, et les pieds comme ceux des éléphants, et une corne au milieu du front, blanche et très grosse ». C’est drôle parce que moi, les rhinos me remplissent de joie. Et ils sont en voie de disparition. Si je pouvais retourner dans le temps, je dirais à Marco que ce n’est qu’après avoir fait l’épreuve du réel qu’on peut réellement organiser la suite du monde.

– Daphné B.