Regard croisés avec Martine Delvaux

Qui dit quoi

Ulster American – Photo: Suzane O’Neill

Depuis de nombreux mois, maintenant, le temps est au virus. Au moment où j’écris ces lignes, nous avançons doucement vers l’automne, doigts croisés devant une quatrième vague, en espérant néanmoins qu’un jour cette pandémie soit affaire du passé. En attendant, nous restons rivés à nos écrans, surveillant les statistiques : combien de nouveaux cas, combien de personnes aux soins intensifs, combien de nouveaux décès, combien d’urgences surchargées. Et aussi combien de membres du personnel soignant épuisés, désespérés, œuvrant dans des conditions de travail difficiles, voire inacceptables… Oui, au fil des derniers mois, tout est devenu affaire de chiffres.

Une autre affaire de chiffres hante la pièce de David Ireland, Ulster American, décrite comme une pièce d’après #MoiAussi. Les vagues de dénonciations, qu’on a connues au cours des dernières années, ont elles aussi quelque chose de viral. Grâce aux réseaux sociaux, un premier témoignage, une première dénonciation peut avoir pour effet d’en entraîner des dizaines, des centaines, des milliers, voire des millions d’autres à travers le monde. C’est d’ailleurs ce qui se joue dans Ulster American : la menace d’une dénonciation comme arme ou comme moyen de défense ultime.

David Ireland interroge les motivations derrière les dénonciations, mais pour pointer aussi, en même temps, tout un système qui résiste. Ce système, incarné par les personnages masculins, qui donne l’impression d’avoir entendu les demandes, qui fait mine de vouloir changer, alors qu’au fond… c’est l’immobilisme, les choses restent telles qu’elles sont.

La rencontre à laquelle on assiste, dans Ulster American, entre une dramaturge, un acteur célèbre et le metteur en scène ambitieux qui veut les faire travailler ensemble, est une mise en abyme du monde du théâtre et, par extension, de la télévision et du cinéma, voire des écoles de théâtre et des universités… À travers un dialogue vif, rapide, cinglant, sorte de « serpents et échelles » où on se retrouve rapidement sur une pente descendante qui nous ramène à la case départ, David Ireland demande si on est capable de se parler. Ce qui veut dire, aussi : est-ce qu’on est capable de s’écouter?

Ulster American nous place devant un miroir, le nez collé sur ce qu’on préférerait ne pas voir. Qu’on fasse ou non partie de ce milieu en tant qu’artiste, critique, directeur artistique, professeur ou gestionnaire, ce qui s’y passe nous concerne tous parce que nous le fréquentons. D’une manière ou d’une autre. Que ce soit par l’entremise d’un abonnement à une saison théâtrale ou à une télévision par contournement, de l’achat de billets de cinéma ou de magazines people, nous faisons partie de cette culture et nous en sommes donc responsables.

Si la première vague #MoiAussi a été si importante, c’est bien parce qu’elle s’attaquait au monstre hollywoodien. Une fois ce monstre attaqué, Ulster American demande : comment faire maintenant? Comment faire non seulement pour que cessent les violences sexuelles (en particulier envers les femmes, puisqu’elles représentent la majorité des victimes), mais pour que les mentalités changent vraiment? Comment faire pour que ces hommes qui se considèrent du bon côté des choses (ces good men, comme le dirait Hannah Gadsby), eux qui se disent féministes, eux qui vont jusqu’à dire qu’ils voudraient être des femmes, cessent de parler fort, de couper la parole, de prendre toute la place dans un festival de mansplaining et de manspreading doublé de ce qu’on appelle, en anglais, le gaslighting : donner l’impression à la personne victime de nos attaques qu’elle invente tout, qu’elle ne comprend rien, voire qu’elle est complètement folle.

Ulster American met en scène de tels hommes, incapables d’écouter la femme avec qui ils discutent. Une femme qui, elle aussi, arrive avec son lot de problèmes, elle qui est peut-être prête à tout pour satisfaire son ambition ou seulement pour survivre dans ce monde d’hommes qui veulent à tout prix avoir le dessus sur tout. Parallèle entre les rapports de sexes et la relation que la Grande-Bretagne entretient avec l’Irlande du Nord, le dialogue entre les trois personnages de David Ireland est à la fois intense, engageant et ridicule. Au fil de la pièce, on a la tête qui tourne. Qui, ici, dit la vérité? Qui est sincère? Qui porte un masque? Qui ne dit que ce que les autres veulent entendre?

À l’écoute de ces échanges à la fois extrêmement riches et parfaitement vides, il me semble que Ulster American nous demande ce que peut ou doit devenir le théâtre après #MoiAussi. La pièce montre de quelle façon tout est appelé à être interrogé: le milieu théâtral, la pratique théâtrale, la mise en scène, le jeu, la scénographie, mais aussi les remises de prix, les critiques dans les journaux… et jusqu’à l’écriture de textes dans les programmes donnés au début de la soirée. Au fond, David Ireland nous demande si nous sommes ouvert.es au changement. Si nous sommes prêt.es à nous interroger, à nous remettre en question. Si nous en avons la force. Si nous en avons vraiment le désir et la volonté.