Regards croisés avec Mathieu Bélisle

Le banal et son double

L’équipe du Show beige en répétition. Crédit photo: Camille Gladu-Drouin

Le show beige m’a donné envie de faire une incursion du côté de l’histoire de l’art. Je suis revenu à Andy Warhol, à la manière dont il a révélé l’étrange beauté des objets les plus familiers : une conserve de soupe Campbell’s, une bouteille de Coca-Cola, une boîte de détergent. Ces objets du quotidien étaient là, autour de nous, sans que nous ayons pris la peine de les considérer en eux-mêmes, au-delà de leur stricte utilité. Pour décrire la révolution réalisée par Warhol et ses ready-made, le critique Arthur Danto a proposé une formule que j’aime : la transfiguration du banal. Le passage de l’objet ordinaire au statut d’œuvre d’art change en effet la manière de le considérer. Le geste de l’artiste lui confère un relief, une personnalité, en révèle le « charisme intérieur », le charge d’un sens qu’il s’agit d’interpréter. C’est l’impression que j’ai eue en découvrant les sketchs de Camille Giguère-Côté, qui se déclinent en une série de nuances de beige tirées des catalogues de Sico, Betonel et Benjamin Moore, avec chacune leur nom improbable et leur numéro.

Le show beige est d’abord une histoire d’art et de peinture, qui attire notre attention sur cette couleur sans intérêt ni personnalité, victime de tous les préjugés.

Beige : le mot, à l’origine, renvoie à une absence de couleur, puisqu’il a longtemps servi à désigner en français une laine ni teinte ni blanchie, bref une laine naturelle. Le beige signale ainsi un défaut d’être, ce qui n’existe que pour être oublié. Il est la couleur de l’absence. Or, tout le projet de la dramaturge consiste à nous intéresser à ce qui devrait normalement passer inaperçu, à renverser les préjugés dans le but de nous faire voir la curieuse beauté du beige et de ses variations, en fini mat ou satiné.

Ce n’est pas un hasard si, dans cette pièce, les didascalies acquièrent le statut de personnages, les « didascalistes » étant d’ailleurs les tout premiers à intervenir dans une « Intro sans couleur ». Le renversement qui consiste à rendre essentiel l’accessoire me semble hautement révélateur : dans le monde créé par Giguère-Côté, les gestes et les objets du quotidien ne s’abîment plus dans la transparence de l’utile, ils prennent une sorte de densité, demandent à exister. Je pourrais résumer la pièce ainsi : attention, la banalité nous parle, il suffit de prêter l’oreille pour l’entendre.

Le show beige interroge la parole ordinaire, cherche le sens dans l’insignifiance, l’opacité dans la transparence, question de nous rappeler que rien dans la vie ne va de soi, que les gestes les plus mécaniques, ceux qu’on accomplit sans même une pensée, contiennent toujours une part de mystère et d’indécidabilité. À de nombreux moments durant la pièce, des scènes de la vie courante qui semblent vouloir obéir à des scripts écrits d’avance – une discussion de couple, un échange autour d’un comptoir à crème glacée, une réunion avec le comptable – s’éloignent peu à peu de l’ordre prévisible. Les formules et les gestes machinaux sont traversés par de brefs éclairs d’étrangeté, par des fulgurances « autres », ils se dé-familiarisent jusqu’à ce que l’histoire « sorte » de l’ordinaire. La banalité, on le découvre, contient des possibilités dramatiques et philosophiques insoupçonnées, elle a le pouvoir de conduire ailleurs.

Mais encore faut-il avoir le « don » de sentir ces possibilités et de les désirer, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. On le constate dans la remarquable scène du magasin à rayons, où un employé perçoit dans le haut des étagères vides et le plafond constellé de néons la marque de l’infini, alors que son collègue ne voit rien d’autre que le néant. Ou encore dans cette scène de couple où la fille admire la « poésie » de ses doigts entremêlés à ceux de son amant, alors que lui s’impatiente en face d’évocations et de métaphores qu’il ne comprend pas (« Nos mains sont pas éloquentes, c’est des câlisses de mitaines de chair sur nos os »).

L’opposition entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas (ou ne veulent pas voir), on la retrouve partout. Si certains personnages se contentent de l’existence prosaïque, d’autres opposent à cette vie une autre vie, quelque chose de plus, dont ils n’ont pas toujours une idée claire, mais qui leur semble absolument nécessaire. Tout dans Le show beige fonctionne par couple d’opposés, comme si chaque individu se trouvait en face de son contraire, comme si la pièce elle-même était le double inversé de ce qu’elle aurait pu être, ou dû être, qu’elle devait sans cesse se mesurer à « une version magnifiée » d’elle-même.

D’ailleurs, dans la préface à l’édition du texte de la pièce, Giguère-Côté le confesse : « J’ai toujours voulu écrire un show feu de Bengale. […] Je voulais tellement créer le contraire du beige. » Elle aurait voulu échapper au beige, au plat et au prosaïque, à l’insignifiance, pour trouver (ou retrouver) le grandiose, pour renouer avec la plénitude du sens, avec l’absolu, avec l’enchantement et la magie, avec la poésie, « la criss de poésie ». Ce qui pourrait n’être qu’un regret fait toute l’originalité du projet, dont la force tient précisément dans cet aveu d’impuissance, dans le tiraillement entre ce que l’autrice a écrit et ce qu’elle aurait voulu écrire, entre la vie telle qu’elle est et la vie telle qu’elle voudrait qu’elle soit.

Toutes les scènes donnent ainsi à voir la banalité et son double, un double partout évoqué, partout recherché, à l’aveugle et à tâtons, nommé avec les moyens du bord, avec des mots imparfaits, à court de pouvoir, et qui pourtant rendent compte du manque et de l’hésitation sur la réponse à donner (« Faique ça se peut que ce soit “ça” / Mais ça peut aussi être son contraire »). Giguère-Côté place ainsi ses personnages en équilibre sur « un mince fil entre la détresse et l’épiphanie », eux qui ne savent pas bien si, à l’heure de la fin de l’Histoire, de la fin des Grands Récits et des grandes espérances, après la mort de Dieu, de l’idéal et de tout le reste, il est encore possible d’attendre quelque chose de cette vie qui transcende la vie même.

Et c’est peut-être, en définitive, par le rire – le rire grinçant, désenchanté, jaune, et pourtant salutaire – que les spectateurs parviennent à une sorte d’état de grâce. Assis dans les estrades comme de petits dieux juchés sur leur balcon métaphysique, ils assistent au spectacle agité de ces drôles d’humains prisonniers de leurs misères et de leurs insuffisances. Le rire qu’ils laissent échapper leur permet de flotter momentanément au-dessus d’eux-mêmes, ou à ces doubles d’eux-mêmes, d’échapper, ne fût-ce qu’un instant, à l’insoutenable pesanteur de l’existence. Au terme du Show beige, la banalité n’a pas disparu, elle n’a pas été transfigurée, ce serait trop demander; elle a plutôt été mise à l’épreuve, malmenée, figurée. Et chacun a pu sentir qu’il n’était pas seul à vivre dans le vertige de son insignifiance, que les désenchantés-pourtant-incapables-de-faire-le-deuil-de-la-transcendance étaient encore nombreux au pays de la vie ordinaire, qu’ils étaient peut-être même appelés à former une communauté. Join the club…