Regard croisés avec Martine Delvaux

La voix d’une femme

Je ne suis pas une personne qui pleure souvent, dans la vie. J’ai pleuré sans arrêt en pleine peine d’amour et après la mort d’un proche, j’ai parfois pleuré un peu à la lecture d’un livre, mais je pleure surtout devant les images, un film ou un épisode dans une télésérie. Autrement, le plus souvent, je me contiens, je ne pleure pas. Pourtant, j’aime les larmes. Les larmes m’intéressent, les miennes et celles des autres, pourquoi on pleure, à quelle occasion, à quel moment. C’est le détail des larmes qui retient mon attention.

J’ai écrit tout un livre pour arriver au bout d’un épisode de larmes : les miennes, à 20 ans, devant la plongée de la Thunderbird de Thelma et Louise dans le Grand Canyon. Pendant deux ans, j’ai décortiqué le film, revisité ce qui se passait dans le monde l’année de sa sortie en salles, étudié la vie des actrices, visionné d’autres films de la même époque, pour essayer de mettre le doigt sur le moment où, encore aujourd’hui, quand je revois le film Thelma & Louise de Ridley Scott, mes larmes se mettent à couler.

Marilyn Castonguay est seule sur scène pendant près de deux heures. Au début, elle nous attrape, on rit avec elle comme devant un spectacle d’humour, un one-woman show. Une fois qu’on est attrapés, elle ne nous lâche plus.

Assise tout au fond de la salle, le soir de la première de Les filles et les garçons, il y a un moment où j’ai été prise d’un sanglot. Ça y était, j’ai senti la vague monter, une émotion qui arrivait de loin, d’un endroit sombre à l’intérieur de moi. Une tristesse ancienne qui n’était pas seulement la mienne…

Marilyn Castonguay est seule sur scène pendant près de deux heures. Au début, elle nous attrape, on rit avec elle comme devant un spectacle d’humour, un one-woman show. Une fois qu’on est attrapés, elle ne nous lâche plus. Elle nous tient et nous entraîne avec elle dans ce récit qui est l’histoire d’une chute. Du mouvement à l’immobilité, de l’exubérance à la sobriété, du spectacle à la confession, on reste avec elle qui passe du personnage joué par une actrice, à une femme qui est toutes les femmes.

Je ne dirai pas à quel moment j’ai senti monter en moi un sanglot noir, désespéré, devant Les filles et les garçons, un sanglot que j’ai retenu, refoulé. Je ne le dirai pas parce que je ne veux pas tout révéler de cette pièce dont il faut faire l’expérience comme d’un suspense, un rendez-vous auquel il faut se présenter en ne sachant pas tout à fait ce qui nous attend. Mais je dirai à quel moment ont coulé ce que j’appellerais des larmes politiques, les mêmes larmes que celles versées à la fin de Thelma & Louise et qui sont des larmes de désespoir devant ce qui est fait aux femmes. J’ai pleuré quand l’actrice prononce ces mots de Dennis Kelly : « On n’a pas créé la société pour les hommes. On l’a créée pour les empêcher de faire pire ».

Ces mots, je les avais lus avant, je les avais même retranscrits dans mon premier texte ici, parce que je les avais trouvés puissants de vérité. Entendre ces mots dans la bouche de Marilyn Castonguay, au terme de ce voyage dans la vie d’une femme marquée par une violence inimaginable, est d’une puissance démultipliée. Parce qu’au moment où ces mots sont dits, sur scène, Marilyn Castonguay n’est plus un personnage, elle n’est plus un rôle, elle est véritablement une actrice (au sens étymologique du terme) : elle agit ces mots, les fait vivre, et nous les fait porter.

Au moment où je finis d’écrire ce petit billet, j’apprends qu’une femme vient d’être assassinée par son conjoint. C’est la quatrième, au Québec, depuis le mois d’octobre dernier. Le couple avait six enfants, présents dans la maison au moment du meurtre de leur mère. On soupçonne qu’ils en ont été témoins.

La force du théâtre, celle de cette mise en scène de Les filles et les garçons par Denis Bernard, est de ne pas avoir besoin de montrer, de tout montrer, pour nous faire basculer. Parce que ce qu’il nous faut, pour comprendre, pour sentir, pour pleurer, c’est la voix d’une femme.