Regards croisés avec Martine Delvaux

Suite à la causerie du 5 février dernier

Attention – Cet article dévoile certains éléments de l’intrigue de la pièce Les filles et les garçons.

12 février 2020
Ce soir-là, nous étions nombreuses dans la salle, avec parmi nous quelques nombreux.

Nous avons parlé de Les filles et les garçons, bien sûr, mais surtout de féminisme, de ce dont les femmes sont capables, de ce qu’on peut faire pour la suite du monde. Pour un monde où ce serait non seulement plus agréable, mais plus sécuritaire d’avancer. Ensemble.

Parce que c’est une question de violence. De mise en péril de certains corps en particulier.

Je n’oublierai jamais la danse de Marilyn Castonguay, la manière dont elle mime les coups de couteau, les huit coups de couteau reçus par la fille de cette mère qu’elle incarne sur scène. Un homme qui pour se venger de la femme qui a pris la décision de le quitter met fin à l’existence de ses enfants. Ce monstre-là. L’humain qui se trouve à la limite de l’humanité, qui pose ce geste incompréhensible qui consiste à mettre à mort les humains qu’il a mis au monde lui aussi. Qu’il a désirés, qu’il a vu grandir, qu’il a tués.

Tout au long de la discussion, Fanny Britt, Alexandre Cadieux et moi, nous nous sommes efforcés de ne pas révéler la fin de la pièce de Dennis Kelly, pour préserver l’expérience des personnes qui n’y avaient pas encore assisté. Après coup, je me suis dit que même si on l’avait révélé, rien ne remplace l’émotion qui accompagne ce moment où Marilyn Castonguay mime les coups de couteau dont la petite fille a été victime. La lenteur avec laquelle, huit fois, elle imite ce geste. Ses bras qui tranchent l’espace et le silence noir dans lequel on est plongés. L’immobilité de son corps et de son regard. Donnée tout entière à ce moment-là, rassemblée en un seul morceau de douleur, et elle tient encore. Totalement maternelle, et totalement théâtrale. Actrice, véritablement.

On a décrit ce personnage de femme, l’autre soir, comme une survivante. Et en y repensant aujourd’hui, je me dis que c’est cette qualité de survivance, de mort(e)-vivante traduite par l’actrice sur la scène, qui révèle le théâtre comme un des lieux où cette impossibilité peut le mieux s’exprimer. L’actrice devant nous à la fois est et n’est pas celle qu’elle incarne. Elle l’est entièrement, si intensément que son jeu peut faire monter les larmes. En même temps, elle ne l’est pas du tout puisqu’elle joue. Je me demande ce que ce jeu, le théâtre, l’actrice au théâtre, nous dit de la place des femmes. Si ma place à moi est de penser le féminisme avec le théâtre, ou de poser mon regard de féministe sur ce lieu qu’est le théâtre, je me demande quelle leçon je dois en tirer.

La femme-mère de Dennis Kelly dont les enfants sont tués est tuée en tant que mère. C’est tout l’amour qu’elle a donné, qu’elle a vécu avec ses enfants qui est assassiné. Néanmoins, elle parle, elle nous parle de lui, l’assassin, elle nous montre comment ces choses-là arrivent de manière quasi-invisible, sans qu’on s’y attende, comme dans l’aveuglement. Un homme devient un « homme » parce que sa masculinité est entachée? Un homme devient un « homme » parce que « sa » femme réussit, parce qu’elle devient, au moment-même où lui se défait, échoue? Est-ce que devenir un « homme », c’est d’en venir aux coups, à ce « pire » pour lequel la société est un garde-fou? Qu’est-ce qu’il voulait d’elle, en vérité? Comment l’avait-il construite, elle, en tant que femme, par rapport à ce fantasme qu’il portait de ce que c’est « une femme »? Une femme pour l’attendre à la maison? Une femme pour l’écouter raconter ses journées? Une femme pour ne rien lui dire parce qu’elle n’a rien à dire parce que rien ne se passe vraiment dans sa vie? Une femme qui ne possède rien d’autre que sa maternité? Et en assassinant ses enfants, est-ce qu’il n’est pas en train de dire qu’au fond, c’est du silence qu’elle aurait dû se contenter? D’un silence à l’intérieur d’elle, au lieu de la voix qui lui dit qu’elle est capable de vivre.

Le discours qui consiste à dénoncer les violences n’est pas un discours qui veut enfermer les femmes dans la posture des souffrantes, dans le murmure de la plainte; c’est un discours qui exige qu’on cesse de mettre à mal notre existence.

Il tue la mère qu’elle était, et il tue celle qu’il voulait qu’elle soit : une mère pour eux, une mère pour lui aussi. C’est ça qu’elle a refusé et qu’il lui fait payer.

L’héroïne de Dennis Kelly est l’incarnation du féminin comme ce qui survit malgré tout. Les femmes ne sont pas des victimes; elles sont des résilientes. Le discours qui consiste à dénoncer les violences n’est pas un discours qui veut enfermer les femmes dans la posture des souffrantes, dans le murmure de la plainte; c’est un discours qui exige qu’on cesse de mettre à mal notre existence. Dans sa plus pure matérialité. Qu’on cesse de s’en prendre au corps des femmes, et au corps de leurs enfants.

Marguerite Duras décrit le féminin comme une ironie particulière, un regard particulier que les femmes elles seules portent sur le monde. Je veux penser que c’est dans ce regard-là que Marilyn Castonguay nous invite à plonger avec chacun des coups de poignard mimé, avec chaque rappel statistique, avec chaque tremblement et sanglot étouffé. Regard qui voit tout. Regard d’une lucidité sans pitié. Regard médusant qui appelle à la lutte, ce qui veut dire : qu’on épouse sa souffrance. Qu’on se tienne droite comme elle, avec elle, qu’on affronte avec elle ce qui rend ce monde toxique. Pendant ce temps, 1h50 tout au plus, un public est sommé de se taire. Forcé au silence, tenu à demeure dans un fauteuil de théâtre, il est sommé d’écouter pour peut-être, enfin, entendre.

Comme l’écrit Françoise Collin : « Les hommes qui ont toujours parlé doivent apprendre aussi à écouter, à entendre et à accepter d’apprendre quelque chose des femmes et du féminin. … Si l’affirmation de l’autre est une menace pour la virilité, c’est que la virilité est totalitaire ».