Regard croisés avec Martine Delvaux
Le papier peint
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Je ne suis pas certaine de savoir ce que c’est qu’être une « féministe en résidence », sinon qu’il s’agit d’une invitation à habiter ce théâtre. Que je m’y installe. Que je traîne dans les coulisses. Que je m’assois avec vous, dans la salle.
J’ai accepté d’être assignée à résidence dans ce théâtre pour poser sur lui mes yeux de féministe, ajuster sur mon nez les lunettes qui m’incitent à regarder là où d’habitude on ne regarde pas, à voir ce qui le plus souvent demeure invisible. Au cours des derniers mois, des dernières années, c’est la figure du boys club qui a retenu mon attention, son aspect protéiforme, souterrain, lui qui avance en sous-marin et glisse en silence pour échapper aux radars. De son incarnation la plus extraordinaire, à son incarnation la plus banale, je me suis amusée à penser les codes du boys club : comment il s’habille, où il loge, de quelle façon il opère, ouvertement et sous couvert…, question de nous aider à regarder et à penser le monde dans lequel on vit.
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C’est l’actrice Carey Mulligan qui a créé, à Londres, le rôle de la femme sans nom qui porte la pièce de Dennis Kelly, Les filles et les garçons. Cette pièce est un long monologue placé dans la bouche d’une mère, anonyme. Tout au long de la pièce, elle décrit sa relation avec celui qui a partagé sa vie. Celui qu’elle a aimé passionnément, le père d’un garçon et d’une fille, leurs deux enfants. Seule sur scène, l’héroïne anonyme interagit avec Danny et Leanne comme s’ils étaient là, donnant la réplique à quelque chose comme des fantômes dont on n’entend pas la voix. Elle mime les gestes d’une mère aimante qui tente d’encadrer le comportement de ses petits – Danny détruit systématiquement ce que sa sœur, Leanne, construit, dans une mise en abyme du rapport entre les parents.
Demain, oui, on pourra y penser, s’interroger sur la masculinité. Mais ce soir, c’est vers elle qu’on est tournés, c’est elle qui est au centre.
L’histoire d’amour du couple non seulement se défait, au fil du texte, mais son envers est révélé. Une terreur ordinaire. La manipulation exercée par un homme qu’on pourrait qualifier de pervers. Comment, petit à petit, à travers une sorte de dégoût silencieux, à peine dissimulé, ce que l’héroïne décrit comme une guerre, il s’exerce à la contrôler. Elle. « Sa » femme. Et ce, jusqu’au dernier acte. Le monologue de l’actrice avance impitoyablement vers un coup de grâce qui, à la fin de la pièce, nous invite à se rappeler ce qui est venu avant, de ce qu’elle nous a raconté. Comment on en est arrivé là, quels étaient les signes avant-coureurs et qu’on n’a pas su interpréter. Pour peut-être saisir ce que ça veut dire quand un homme lance froidement à la femme qu’il dit aimer : Je m’en câlisse en esti si t’es pas heureuse, je m’en câlisse si t’es pus jamais heureuse de toute ton esti de vie, ça me fait pas un fucking pli.
La proposition la plus forte de Dennis Kelly est la suivante : c’est elle qu’il faut écouter. C’est sa parole qu’il faut entendre, plutôt que de se demander immédiatement pourquoi son mari a fait ce qu’il a fait. Demain, oui, on pourra y penser, s’interroger sur la masculinité. Mais ce soir, c’est vers elle qu’on est tournés, c’est elle qui est au centre.
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À la toute fin de la pièce, l’héroïne se souvient d’un film que sa compagnie de production avait pensé accompagner, un film sur un intellectuel obscur, super bizarre, qui travaillait depuis 25 ans à inventer un système qui pourrait limiter l’accès des hommes au pouvoir. La théorie de cet homme reposait sur le principe suivant : la société a été créée pour les hommes; pour soutenir les hommes, donner du pouvoir aux hommes, pour être dirigée et pensée par des hommes. #BoysClub. L’héroïne, elle, voit les choses un peu différemment : on n’a pas créé la société pour les hommes, on l’a inventée pour les empêcher de faire pire. C’est ça le cheval de bataille de Dennis Kelly qui rappelle, en entrevue, que 90% des meurtres sont commis par des hommes. C’est pour cette raison-là qu’il a écrit la pièce.
87 000 victimes de féminicides sur la planète, en 2017, dont 50 000 aux mains de leurs conjoints ou de membres de leur famille.
Au Québec, environ 20 000 personnes par années sont victimes de violence conjugale, et 80% d’entre elles sont des femmes.
80% des auteurs présumés de ces actes de violence sont des hommes.
En 2018, au Canada, 148 femmes et filles ont été tuées, la moitié d’entre elles par un conjoint.
36% de ces victimes étaient issues des Premières nations.
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L’homme invisible, le mari et le père de Filles et garçons, se voit sans doute comme un homme de gauche, dit Dennis Kelly en parlant de son personnage. il se voit même sans doute comme un féministe. Mais dans les faits, il ne peut pas accepter qu’une femme, encore moins que « sa » femme, réussisse mieux que lui. Qu’elle ait du succès au travail. Qu’elle mène de front sa vie en société et sa vie à la maison. Qu’elle se tienne sur ses deux pieds, bien ancrée. Et surtout : il ne peut pas accepter qu’elle décide, un jour, de le quitter. Cet homme-là est une bombe à retardement.
Voilà ce que le dramaturge nous somme de regarder : la violence, au masculin, qui fait partie du décor dans lequel on vit, comme un papier peint qui recouvre tous les murs de notre existence. Il nous enjoint d’ouvrir les yeux. Il nous demande de regarder la réalité en face.
Pour que les choses changent, enfin.