Regards croisés avec Daphné B.

Pas cute

Crédit photo: Julia Marois

Ce sont les didascalies qui me frappent à la lecture de Génération danse (traduit de l’anglais par Maryse Warda), ces indications que la dramaturge américaine Clare Barron sème dans son manuscrit pour diriger les artistes qui feront vivre sa pièce. Comme une cheffe d’orchestre, elle distribue ses coups de baguette avec précision. À travers ses exigences, j’ai l’impression de la voir apparaître dans toute sa puissance, sa souveraineté d’autrice.

Le «mignon» est proscrit. La sauvagerie païenne et la férocité sont essentielles, précise-t-elle dans le texte qui met en scène des adolescentes participant à une compétition de danse. En fait, Barron ne fait pas que gouverner son royaume. En nous transmettant ses intentions par l’entremise des didascalies, elle nous livre aussi sa vision du monde.

Les chants devraient être des rituels terrifiants qui convoquent une puissance véritable.

Tous les personnages […] devraient être incarnés par des adultes (pour la plupart) âgés entre 12 et 75 ans et même plus. Voyez ça comme une pièce peuplée de fantômes: les corps plus âgés des acteurs hantent les personnages de 13 ans.

C’est en lisant ces indications que j’ai pensé que je devais ressembler à l’autrice. Depuis plusieurs années, j’essaie, moi aussi, de lutter contre le cute, l’infantilisation systématique de tout ce qui touche à ma personne ou à mon genre; le féminin. Quand je chante dans ma douche, no joke, je hulule parfois, dans un mélange de rituels terrifiants et de puissance véritable.

À 33 ans, j’ai le goût qu’on me considère avec sérieux et qu’on respecte ma liberté, mon intelligence, mon autorité. Tous les jours, je lutte contre mon désir de plaire, d’être la gentille fée qui saupoudre ses courriels de lol et de bonhommes sourire, comme pour m’excuser d’exister. La vérité, c’est que j’aimerais envoyer les gens chier beaucoup plus souvent. Dire non. Gueuler. Exiger davantage que le minimum. Et venger l’enfant qui hante mon corps d’adulte.

Je ne veux plus être la fille qu’on exploite sans hésitation, celle qu’on taxe de «jeune» autrice québécoise, alors même qu’elle a quatre livres derrière la cravate, deux maîtrises et l’âge d’avoir des enfants. Je suis tannée d’être celle qu’on fait travailler gratuitement, celle qu’on traite comme une figurine Hello Kitty, celle à qui on envoie des pouces bleus. Je n’en peux plus. L’année passée, sur un minuscule pendentif en grain de riz que je porte autour du cou, j’ai fait inscrire mon nouveau pseudo: «chien sale».

Ce désir de dignité qui ressemble presque à un jappement, je le retrouve chez Barron. Quand l’autrice proscrit le «mignon» de sa pièce, ce n’est pas parce qu’elle déteste ce qui est cute, mais parce que le cute porte un genre, et que l’autrice veut qu’on prenne ses personnages au sérieux, même si (ou justement parce que) ce sont des filles, des humaines de 11 à 14 ans. Clare Barron nous demande donc de les écouter avec l’attention que commande la conférence de presse de la prochaine chimiste à gagner le prix Nobel. On leur doit du respect, de l’attention et de la considération. Il me semble que ce n’est pas sorcier, non?

Au moment d’écrire Dance Nation, Barron avait à peu près mon âge: 33 ans. Je clique sur un article paru dans The Guardian et lis une entrevue dans laquelle elle parle de toute la condescendance qu’elle a suscitée dans sa carrière de «jeune femme». Elle raconte «cette fois où, lors d’une remise de prix, un critique l’a prise pour une actrice, puis lui a demandé si elle avait réellement écrit toute seule la pièce pour laquelle elle avait été sélectionnée». Elle poursuit : «Des fois [ton identité de jeune femme] te freine, pis d’autres fois, grâce à cette chose qu’on fétichise et qu’on marchandise, on t’offre une opportunité. Pis ça devient épeurant de vieillir. Genre, est-ce que j’ai une carrière seulement parce que j’étais une jeune autrice, pis que c’était hot dans le temps? Ou bien est-ce que les gens prennent vraiment mon travail au sérieux?»

Je lis ma peur dans les mots de Barron, ma colère, mon insécurité. Je l’ai déjà écrit dans un livre, moi aussi : «on me prend cute, pour ici ou pour emporter, on me prend par la main en me disant c’est incroyable», on me prend tout sauf au sérieux. Quand on me parle d’écriture, on me ramène sans cesse à mon sexe, à mon genre. Dans la sphère médiatique, on s’obstine encore à me cantonner au féminisme, au rose et au corps, alors que j’étudie les médias numériques depuis dix ans et que j’écris sur la transformation identitaire, le deuil et la sociologie. Si je suis féministe, ce n’est pas par choix, mais par nécessité. Similairement, on relègue souvent les personnes racisées aux enjeux raciaux, les personnes trans aux enjeux trans, etc., bien qu’on devrait pouvoir parler de vie, de mort, d’économie, de philo, de sports, de sciences, de socio, d’environnement, d’histoire, d’éthique et de politique en transcendant la case réductrice de notre identité.

Ainsi, depuis quelques années, je travaille à me transformer en chienne sale, à répliquer quand on me marche sur les pieds, à parler. Évidemment, ça ne plaît pas à tout le monde. C’est dur, c’est insécurisant et ça me nuit. La dernière fois que je me suis enflammée sur les réseaux sociaux parce qu’on venait de me demander de donner un cours de presque deux heures aux HEC sans être rémunérée, les gens que j’ai dénoncés se sont empressés de m’écrire un courriel: on me disait de me comporter avec davantage de respect, de civilité. Mais comment puis-je respecter ceux et celles qui n’ont aucun respect pour moi, pour la valeur de mon travail, pour ma survie?

Dans une autre didascalie, Clare Barron décrit les adolescentes qui exécutent une chorégraphie. On dirait des bébés robots sexy.

Elle précise l’image: [Elles ressemblent à] des robots sanguinaires qui veulent détruire le monde et le fourrer après sa mort.

Elles sont à peine vêtues. Elles caressent leurs corps. Grincent des dents — elles ont toutes des crocs à présent. Des dents pointues et acérées.

Une musique se fait entendre. Sexuelle et perverse. La rencontre de déesses de vidéos de musique et de gremlins lubriques.

À mes yeux, cette didascalie contient l’essence de ma chienne sale intérieure. C’est une force qui refuse d’être cute, mais qui se sait aussi vivante, désirable et désirante. Une déesse gremlin lubrique. Je me regarde dans le miroir, je checke mes crocs, mes petites dents croches. Je me caresse les cheveux roses, je jappe. Puis je finis de lire l’article dans The Guardian où ma nouvelle héroïne narre son parcours.

À la fin de l’entrevue, la dramaturge offre un conseil à tous ceux et celles qui souhaiteraient écrire sur les filles et les femmes, et je vous le livre ici: «Faut qu’il y ait de l’âme. Que ça soit big. Prenez ça au sérieux.»

Mais surtout: «Don’t make it cute

– Daphné B.