Regard croisés avec Martine Delvaux

Résidence pandémique

À quoi bon une résidence dans un théâtre en temps de pandémie? À quoi bon une résidence dans un lieu où on ne peut plus se retrouver ensemble? Sur quelles planches jouons-nous depuis mars dernier, depuis que nous sommes assignés à résidence dans le théâtre d’un virus, sur sa scène à lui?

Quand j’étais petite, dans le village franco-ontarien où j’ai grandi, on aimait dire que Dieu était partout. Manière de nous prévenir : il fallait faire attention, on était surveillé. Nos gestes, nos paroles, nos regards, jusqu’à nos pensées, rien n’était privé. Dieu voyait et entendait tout et nous ne payions rien pour attendre, la punition n’était jamais loin. La covid-19 me ramène à mon enfance paranoïaque, aux prières baragouinées tard dans mon lit dans l’espoir de peut-être mettre Dieu de mon côté. Perler le chapelet en improvisant l’enchaînement des prières dans l’espoir de sentir descendre sur moi, enfin, une langue de feu. Ou comme Jeanne d’Arc : entendre une voix.

J’ai fini par démissionner. J’ai troqué mon désir de trouver Dieu (qui avait à voir avec mon désir d’être comme tout le monde, dans ce village) contre mon dégoût de lui. J’ai laissé monter la haine. J’ai admis que je ne croyais pas, que je ne croirais jamais, ni en lui ni en aucune autre forme de divinité. Je ne croyais qu’en une seule chose : nous, ensemble. Mon église serait politique ou ne serait pas.

Au début de cette pandémie, en plein confinement, dans le silence étonnant du centre-ville, en quarantaine collée-collée avec ma fille de 17 ans, j’avais une envie, un élan : visionner en boucle le long-métrage de Steven Soderbergh, Contagion (2011). Un film comme une prophétie, un film comme les mots de Cassandre et le miroir de ce qu’on était en train de vivre. Je tournais le regard vers l’extérieur, et je voyais le film, en prise directe sur la vie. Un film de fiction branché sur la réalité de l’instant même où je me trouvais, comme un théâtre du vivant. Et est-ce que ce n’est pas le rôle de la représentation? Se retrouver ici, maintenant?

Ma résidence au Théâtre La Licorne a été interrompue par un virus, par la mort en direct. Sur quelle scène est-ce que j’allais, désormais, évoluer? Et avec qui à mes côtés? Moi, une fille de la génération X, dont l’adolescence et l’entrée dans la sexualité a été marquée par le VIH-sida – cette autre pandémie dévastatrice des amours et des amitiés, des intimités, de ce qu’on pouvait imaginer comme communion des corps et communauté des vivants. La grande déception de mes 16 ans : l’homophobie, la haine des chrétiens qui voyaient dans le VIH une punition, la preuve que Dieu existe et qu’il n’est pas d’accord avec la libération des mœurs. La covid-19 comme une sorte de replay, de reprise, de répétition. Transmission par les gouttelettes, par la salive, porter un masque comme un condom pour limiter la contagion, filtrer les contacts. J’ai vécu la quarantaine avec ma fille maintenant grande comme une réactualisation des mois suivants mon accouchement : symbiose étrange où rien d’autre ne pouvait exister que nous, ensemble. Les temps et les événements se sont superposés. La covid-19 a provoqué une pensée paranoïaque, des allers-retours entre le présent et le passé, entre ce qui a déjà eu lieu, ce qui a été annoncé, et ce qui se passe maintenant.

Juillet 2020. Je quitte Montréal pour l’Isle-aux-Coudres, dans Charlevoix, question de sentir l’air salin. Au même moment, Martin Carpentier disparaît avec ses deux filles, retrouvées sans vie quelques jours plus tard et ensuite lui aussi, suicidé, muet, on ne saura jamais ce qui s’est passé pendant les heures de sa cavale sinon qu’il a enlevé la vie à ses filles. Le visage de leur mère, tordu de douleur, à l’écran du journal télévisé. Des vies brisées comme un écho de la seule pièce à laquelle j’aurai pu assister et réagir dans cet espace : Les filles et garçons, et un rappel que c’est vrai, que le monologue fictif écrit par Dennis Kelly et incarné par Marilyn Castonguay se passe maintenant, aujourd’hui, sans arrêt.

En parallèle, surimposé dans le temps, ce qu’on appelle une deuxième vague #moiaussi venue épouser la deuxième vague de la pandémie. Un flot de dénonciations dans les milieux des arts, de l’humour, des influenceurs, des stars de la télévision ou de la chanson, dans le monde de la littérature, et dans celui du théâtre. Il n’y a pas que la maladie qui est virale, la violence sexuelle aussi. Depuis Charlevoix, devant un téléphone qui surchauffe à force de chercher du réseau, je lis les dizaines, les centaines de témoignages, et je me passe les scènes dans ma tête, les mains qui vont là où elles n’ont pas été invitées, un sexe qui se dresse et qui pousse, une mâchoire qui déchiquette, des oreilles qui se bouchent. Elles sont jeunes, cette fois, ce sont nos filles, nos petites sœurs, nos étudiantes, nos élèves, celles qui sont venues après les filles de la génération X, et dont on pensait qu’elles l’auraient plus facile, que les choses auraient changé, qu’elles ne devraient plus subir d’attaques contre leur intégrité.

Voilà la pandémie, qui dure depuis des siècles et des siècles, et il n’y a pas de vaccin, pas de campagne de santé publique, pas de consignes officielles, pas de discours politique. Ou en tout cas, pas assez. Jamais assez. Sur la crête de la covid-19, la violence envers les femmes et #blacklivesmatter. L’assassinat de George Floyd par un policier de Minneapolis et le mouvement qui s’en est suivi en Amérique du nord et en Europe, pour dénoncer le racisme systémique. Oui, systémique. Qui fait partie du système. Qui est si intégré à nos institutions et à notre mode de fonctionnement qu’il est invisibilisé. Comme le pouvoir des hommes, celui des blancs passe inaperçu. Il s’installe, et il reste, incognito, dans une quasi-totale impunité. Quelle est la couleur de la culture québécoise? De quelle couleur est notre théâtre?

La covid-19 aura été un révélateur d’inégalités de toutes sortes. Au fil des mois, parce qu’il fallait défendre les individus, protéger la vie, préserver la dignité, on a dénoncé le tort fait aux personnes âgées, aux préposé.es aux bénéficiaires, aux réfugié.es et aux immigrant.es, aux femmes et aux filles, aux Noirs, aux personnes vivant avec peu de moyens, aux itinérant.es, aux personnes vivant avec un handicap … La pandémie a braqué le projecteur partout où la lumière ne se faisait pas, ou peu. Dans les zones d’ombres de notre société, les coins obscurs, à l’extérieur de la scène, dans les coulisses, là où on considère qu’il n’y a rien à regarder parce que le spectacle n’est pas là, il est ailleurs. En vérité, on préfère quand ça brille. On préfère les valeurs sûres du strass et des flashs, des lignes bien nettes et des corps propres, pas quand ça coule, ça déborde, ça se répand, ça sent, ça colle. On aime les corps propres, sveltes, qui ne posent pas la question de la santé, ou de la douleur, ou de la violence, ou de la mort. On préfère ne pas penser la souffrance des humain.es – cette scène-là qui est celle de tous les crimes.

Je n’ai jamais eu foi en Dieu, mais j’espère pouvoir avoir foi en nous. On disait de la génération X que nous étions désespéré.es, ou pire encore, indifférent.es, dépité.es, d’avance échoué.es, toujours prêt.es au pire. Je n’ai jamais cru que c’était vrai.

Assise de ce côté de l’écran en train d’imaginer le théâtre vide de tous ses agents, derrière et devant autant que sur la scène, je me dis que les derniers mois nous ont plongés dans une pandémie multiple, rhizomatique, tentaculaire. L’invisible virus est venu nous dire, comme jadis le Christ dans d’autres récits, que nous faisions fausse route. Interdit.es de divertissement, d’évasion, de ce tourisme qui toujours nous permet de penser qu’on a une vie parce qu’on a le luxe de pouvoir y échapper, nous nous sommes retrouvés en prison chez nous, à l’intérieur de nous. Devant notre propre reflet. Ce théâtre-là où il ne reste plus que soi.

Je n’ai jamais eu foi en Dieu, mais j’espère pouvoir avoir foi en nous. On disait de la génération X que nous étions désespéré.es, ou pire encore, indifférent.es, dépité.es, d’avance échoué.es, toujours prêt.es au pire. Je n’ai jamais cru que c’était vrai. J’ai toujours pensé qu’on faisait porter aux « jeunes » que nous étions alors ce qu’on fait porter aux jeunes de l’âge de ma fille aujourd’hui : tout ce que les plus vieux que nous n’étaient pas, ou ne voulaient pas être à ce moment-là. Tout ce qui menaçait d’ébranler leurs fondations. Dans l’immense théâtre qu’est la rue, ce sont les jeunes qu’on entend crier les slogans des luttes sociales. Et sur leurs épaules, on dépose l’avenir de cette planète.

Je ne pensais pas, en commençant à écrire ce texte, me retrouver encore une fois à défendre « les jeunes ». Pourtant, l’écho est là, entre leur jeunesse et la mienne, les virus qui marquent notre rapport aux autres, et la pensée paranoïaque qu’ils entraînent : une manière de penser qui fonctionne par échos. Au fond, une partie de moi espère que nous ne quitterons pas complètement cet état pandémique, le théâtre de ce virus. J’espère que nous resterons à résidence dans un lieu où les virus sont dieux parce qu’ils nous obligent à lire les croisements, les intersections, les répétitions des injustices et des dominations. Parce qu’ils nous forcent à garder espoir dans le battement d’ailes d’un papillon.