Regards croisés avec Fabrice Vil

Noir derrière l’écran

Dix quatre – Photo: Suzane O’Neill

En lisant le texte de la pièce Dix quatre, j’étais, comment dire… «f*cking pissed off».

Parce que malgré le caractère fictif du fond de l’histoire, et comique de sa forme, cette pièce expose avec acuité un nombre incalculable de drames sociaux dont j’ai été dans ma vie tantôt le témoin, tantôt le sujet.

J’ai une modeste expérience du milieu de la télé. Toutefois, j’ai travaillé au cours des six dernières années sur assez de plateaux de tournage pour constater que la brillance des artisan·e·s est souvent suffoquée par le nombre de contraintes allant des intérêts corporatistes et financiers aux faibles aptitudes en gestion des décideurs, en passant par la fausse croyance que le public n’est pas capable de recevoir des propositions représentatives du paysage québécois d’aujourd’hui. Un cocktail qui produit dans plusieurs circonstances des effets désolants devant et derrière l’écran.

Ces problèmes sont courants dans le milieu. Les personnages de Peter et Elsa, qui souffrent à leur manière du presse-citron que peut être le star-système, en font foi. Mais quand il s’agit des artisan·e·s afro-descendant·e·s comme Colin et Maia, cette souffrance prend une couleur particulière (le jeu de mots était trop facile ici). Pour toutes les fois où des producteurs télé ont insisté afin que je modifie mes chroniques sur le racisme ou la police, je peux en attester.

Entendez-moi bien. Je ne souhaite pas ici démoniser le milieu de la télé. Au contraire. Je tiens simplement à souligner que présenter une offre télé de qualité est un art qui exige notamment d’allier divertissement, culture générale et conscience sociale. Or, des problèmes bien réels et évidents pour certaines personnes noires sont, à l’inverse, inexistants et incompréhensibles pour bien des personnes qui ne le sont pas. Comme si on vivait dans des mondes séparés au sein d’une même société. Il suffit de penser au refus de reconnaître les torts des forces policières, thème central du propos de Dix quatre.

Et lorsque, en plus, les décideurs choisissent de prioriser dans leur message un public qui exclut les personnes noires, les propositions qui visent à exposer le vécu de ces personnes est d’autant exclus.

Le plus grave, dans tout ça, c’est que ces problèmes ne relèvent pas du pur hasard. Ils relèvent d’injustices faisant partie du tissu même de nos sociétés.

« Le seul fait d’être une personne noire représente pour bien des blancs une menace en ce qu’ils associent cette personne à la criminalité, à la violence, au proxénétisme, à la drogue. C’est souvent de façon inconsciente que ces préjugés s’installent. En résultent des comportements qui débouchent parfois directement sur de la discrimination directe, parfois sur de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Les policiers n’en sont pas exempts. »

Il ne s’agit pas là de propos extrémistes, mais de ceux du juge Michel Yergeau de la Cour supérieure du Québec. Le racisme anti-noir existe et les forces policières n’en sont que la manifestation la plus menaçante.

On a beaucoup parlé, au cours des dernières années, de diversité raciale et ethnoculturelle devant l’écran, mais tenir compte de cette diversité est un défi complexe qui demande un travail important d’arrière-scène. Or, les difficultés qui en résultent sont peu racontées. En ce sens, les hauts et les bas du personnage de Colin sont précieux puisqu’ils exposent une réalité méconnue. Alors qu’on reconnaît généralement que l’art est justement un outil pour que l’artiste présente sa vision de la réalité, l’artiste noir est souvent discrédité parce qu’on le taxe de l’étiquette de «militant».

Après avoir lu le texte de cette pièce, j’ai bien hâte de voir comment elle prendra vie sur scène, d’autant plus que, en toile de fond de la trame narrative principale, Dix quatre tisse subtilement d’autres sujets de société fort importants. Lesquels? Je vous laisse les découvrir!