Regards croisés avec Mathieu Bélisle
La communauté des vivants
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Le théâtre est né pour raconter l’épreuve de la perte, pour dévoiler le scandale toujours recommencé de la mort. Il donne à entendre la protestation incrédule de ceux qui vont mourir et se demandent : pourquoi moi, ici et maintenant? Mais il accorde encore plus d’importance à ceux qui restent et tentent de vivre sans la présence de celui ou celle qui n’est plus. Je pense à Antigone et à Andromaque, accablées par le deuil; à tous ces chœurs, présents et anciens, venus chanter leur douleur sur la tombe d’un défunt.
Ce qui rend la tragédie racontée dans Julie de Sarianne Cormier si singulière, et si terrible, c’est qu’il n’y a pas même la certitude de la mort.
Il n’y a rien d’autre qu’une absence, définitive ou temporaire, cela reste à voir, comme si la question avait le pouvoir de demeurer indéfiniment ouverte. Pas de longue maladie ou d’accident, pas le moindre événement dont on puisse témoigner. Pas de mort à pleurer, juste une disparition que personne ne sait comment expliquer. Chez les proches et les amis de la disparue, nous assistons à la torture sans fin des « si » et des « peut-être », à l’examen anxieux des possibilités surgies du silence : et si je m’étais arrêté le soir où je l’ai aperçue? se dit Marco; peut-être s’est-elle noyée dans la rivière? pense Marilou; et si elle revenait? se demande Andrée; etc., etc. Ne pas savoir, dit Karine, est le plus cruel des poisons.
C’est qu’avec la mort – la mort « normale », si je puis dire – vient un corps, qu’on peut toucher, sentir, embrasser et chérir, un corps qu’on a peut-être vu décliner, agoniser, expirer et autour duquel la vie finit par s’organiser. Lors des funérailles et de l’enterrement, quelque chose se referme, les blessures peuvent commencer à guérir, la marche du temps est relancée. Mais comment faire son deuil d’une sœur, d’une amie qui est peut-être toujours en vie? Quelle sorte de rituel peut donner un sens à l’expérience d’une non-mort infiniment répétée? Dans cette terrible épreuve à laquelle rien ne prépare, tout se passe comme si les termes les plus élémentaires du pacte immémorial passé entre la vie et la mort n’avaient pas été respectés, que la réalité tout entière était en train de devenir folle.
C’est d’ailleurs ce qui frappe dans les heures et les jours qui suivent la disparition de Julie : le chaos est partout. Les personnages parlent et agissent comme les membres d’un chœur désarticulé, à la fois grave et comique. Comique, parce que l’écart entre l’ampleur du drame et la naïveté des adolescents ouvre la porte à tous les excès, à toutes les maladresses. Leur pensée se déglingue, les liens se défont. Le temps lui-même entre en crise : chacun s’enlise dans une séquence affreuse où le passé, le présent et l’avenir se confondent, où « les aiguilles de l’horloge dansent à l’envers » (Karine). Il faut être jeune et vieux en même temps, vivre dans l’innocence alors que la mort a tout brisé, tenter de survivre alors qu’il n’a jamais été aussi urgent de vivre. « Il n’y aura plus jamais de Noël. Je sens qu’on va être pognés à vivre dans l’automne toute notre vie », dit Andrée.
La vie de Julie a l’étrange faculté de s’accorder à tous les temps, d’être nulle part et partout à la fois. Dans le passé : chacun scrute fiévreusement sa mémoire pour y déceler des indices, un présage, pour ramener à la vie celle qui n’est plus là. Dans le présent : il faut rester aux aguets, maintenir ses sens en alerte, car qui sait si elle ne s’apprête pas à surgir, à la faveur d’un horrible malentendu. Dans le futur : il s’agit d’anticiper la suite, avec ou sans Julie.
D’où la confusion exprimée par Arianne, sorte de double de l’autrice : « J’sais plus quels temps de verbe utiliser quand j’parle. Si j’parle au passé j’suis une conne qui a plus d’espoir. Si j’parle au présent j’suis une conne qui est pas réaliste. Si j’parle au futur j’suis une conne naïve. Dans tous les cas, j’suis juste une conne. »
Pour conjurer la crise et remettre la vie en mouvement, Gabriel choisit de frapper sur sa batterie, de « battre » la mesure, pour tuer tout ce temps qu’il a en trop et dont il ne sait que faire, ou alors pour retrouver le sens du rythme perdu. Karine cherche ses repères dans la routine de l’horaire bien réglé du Subway. Marilou songe à la lente décomposition d’un sac Ziploc, comme si la pensée du temps long pouvait la sortir de l’enfer du présent. En l’absence de funérailles, le bal des finissants devient ce moment étrange, sorte de rituel de remplacement, où les adieux à l’adolescence se confondent avec les adieux à Julie, y compris dans cet après-bal passé au bord de la rivière des Mille-Îles, dont le flot rappelle le temps qui fuit et ne revient pas.
Mais en vérité c’est peut-être la pièce elle-même qui sert de vrai rituel, comme si le théâtre devait venir au secours de la vie : elle permet que les questions comme les blessures se referment enfin, devant le public recueilli. Vingt-cinq ans après la non-mort de Julie, il fallait bien que quelqu’un prenne la parole pour dire la douleur et la colère, pour tenter de donner un sens au non-sens, pour faire sentir le poids de tout ce vide, de tout ce silence amassé. Oui, quelqu’un devait parler. Pour accepter de rendre Julie au néant. Et pour qu’enfin renaisse la communauté des vivants.
Causerie avec Mathieu Bélisle et Sarianne Cormier
Le mercredi 6 novembre, après la représentation de Julie, La Licorne vous invite à une discussion avec Mathieu Bélisle et Sarianne Cormier, autrice et metteure en scène. Animée par Alexandre Cadieux, cette causerie sera l’occasion de discuter des enjeux et thématiques de la pièce.
Quand : Mercredi 6 novembre après la représentation
Où : Grande Licorne
Tarif : Causerie gratuite – Achetez votre billet pour assister à la pièce