Les étés souterrains

Provence. Été. Une femme seule en scène se dévoile à nous à travers ses coups de gueule qu’elle partage avec ses ami.e.s. Elle rit, s’emporte, se fâche, critique et s’abandonne aussi. Elle est honnête, franche, authentique et lucide sur elle-même et sur ses proches. Les mots résonnent, claquent avec fougue. Chaque phrase porte. Le charme opère. Il n’y a pas de faux-fuyants avec elle. C’est pour ça qu’on l’aime, qu’on veut l’entendre. Steve Gagnon fait le portrait d’une femme entière qui célèbre la parole et ses vertus. Une parole vraie, profonde, amoureuse et libératrice, en lien avec ses tripes. Il lui fait dire à juste titre : « C’est dans la parole que naît la joie. »

Puis, en parallèle, l’auteur imagine cette même femme affaiblie, seule, qui n’a plus cette parole pour vibrer… mais encore toute sa tête pour imaginer ce qu’elle souhaite partager avec les gens qu’elle aime. Le contraste nous saisit. On prend la mesure de la force de vivre qui habite cette femme malgré la fatalité. Elle reste tout aussi droite, libre et amoureuse… jusqu’au bout. Et le charme opère encore.

Merci, Steve, pour ton écriture vive et si sensible qui offre un portrait de femme complexe, riche et sans compromis. Merci, Guylaine, de te glisser dans la peau de cette femme avec une grâce infinie et un plaisir absolument contagieux. Tu y es rayonnante. Merci, Édith, pour ta vision éclairée qui fait entendre toutes les nuances nécessaires. Merci à toute l’équipe de création.

Un merci particulier à Denis Bernard qui avait ouvert la porte à ce magnifique projet.

Et merci à vous, public, d’être avec nous, fidèle et curieux. Vous êtes conviés à une rencontre ce soir. Une rencontre franche, vraie, vibrante.

Comme on les aime.

Bonne soirée.

Philippe Lambert

parler est un art

et j’avoue que

parfois

je le maîtrise plutôt bien

je me suis beaucoup exercé

c’est que j’adore parler

au secondaire

au cégep

j’étais odieux

je le faisais immuablement par-dessus les
professeurs qui tentaient de m’enseigner
quelque chose

depuis j’ai appris à me taire

à écouter mieux

mais mon dieu que j’aime parler

c’est une passion

c’est l’une des choses que j’aime
le plus faire au monde

m’asseoir avec des amis

boire des bulles

ou un thé

autour d’une table

autour d’un feu

sur la plage

dans un restaurant

dans une loge de théâtre

dans un parc

tôt le matin

au milieu de la nuit

n’importe où

n’importe quand je m’en fous

accoté sur un cadre de porte
pendant quelques minutes
qui deviennent des heures

j’adore ces moments
magiques où tout à coup les
sangs s’échauffent

les têtes s’emballent

et où

enfin

la parole se libère

franche

nourrissante

généreuse

impudique

souveraine

infatigable

quand ça a lieu

chaque fois

j’ai envie que ça n’arrête
jamais

je veux tout savoir des autres

je veux connaître toutes les
histoires

les banales et les plus grandes

les drôles et les tragiques

les vieilles

les neuves

celles qui sont horribles

celles qui changent le monde

je les aime toutes

je ne me tanne pas d’observer
la pensée s’édifier sous mes
yeux

de sentir les mots se mettre
en place

ça me fascine tout le temps

de voir

la parole

se construire

devant moi

limpide

nerveuse

exaltée

hystérique

discrète

j’admire ceux qui ne
taisent rien

ceux qui disent

ceux qui dénoncent

ceux qui s’enflamment

qui exagèrent

ceux qui ne sont jamais
rassasiés

ceux qui racontent avec
minutie

qui ne veulent rien oublier

ceux pour qui absolument
tous les détails comptent

parce que oui

évidemment

tous les détails comptent

dire

n’est jamais

inutile

et je veux saluer ceux avec
qui j’aime le plus le faire

Édith Patenaude
Marianne Marceau
Amélie Dubé
Jean-Michel Girouard
Marie-Soleil Dion
Valérie Tellos
Eliot Laprise
Véronique Côté
Karine Gonthier-Hyndman
Frédéric Dubois
Mattis Savard
Adèle Saint-Amand
Dany Boudreault
Pascale Renaud-Hébert
Marie-Josée Bastien
Jean-François Asselin
Julie Bécotte
Alexandrine Warren
et dans les derniers mois
Guylaine
ma muse chérie

j’utilise le peu d’espace qu’on
m’a accordé ici pour dire vos
noms

vous me racontez
merveilleusement vos vies

et ça n’est jamais que des
mots

c’est de l’architecture

c’est de la charpenterie

mes amis

je veux entendre vos voix

toute ma vie

Steve Gagnon

En 2020, nous étions à trois semaines du spectacle quand tout s’est arrêté. Nous n’étions pas prêts. Le temps devenait court et pourtant, le chemin qu’il restait à parcourir était encore long. Le monde en général – et celui du théâtre en particulier – a tellement souffert de cette dernière année qu’il est presque indécent d’avouer ici que notre création a bénéficié de cette jachère obligée. Lentement, nous avons réfléchi, nous avons défait des nœuds, nous avons testé en laboratoire, avons reculé, avancé, reculé, avancé.

Lorsque nous sommes finalement retournés en salle de répétition, onze mois plus tard, les choses avaient bougé en nous et autour de nous. Je voyais mon métier avec des yeux neufs. J’étais emplie d’une joie profonde et pure devant cet art qui se fabrique à plusieurs. Pour faire du théâtre, il faut une équipe. Steve, Guylaine, Adèle, Patrice, Mykalle, Erwann, Estelle, Eliot, Julie, ce sont vos belles têtes qui ont tout trouvé, ce sont vos esprits fins qui ont démystifié doucement, avec une bienveillance qui m’émerveille, le parcours de cet esprit libre.

Quelle chance extraordinaire de revenir au théâtre pour manipuler délicatement un objet qui exige de soi humilité, qui pousse chaque membre de l’équipe à créer en cohésion, à choisir à qui
revient d’exprimer une nuance, un état, pour que le cristal reste protégé.

Je m’incline devant la fluidité des idées, devant la sophistication rigoureuse de tous ceux qui ont participé à rendre visible et à garder secret. Je m’incline devant tes mots, Steve, ta force, Guylaine. Vous êtes des bêtes admirables, comment est-ce possible, autant de lucidité et de fougue ? Je m’incline devant ce personnage magnétique qui nous rappelle à nos choix, à tout ce qui se dépose en nous et nous construit, et nous propose – grandiose cadeau – d’aborder notre fin avec franchise et dignité.

Merci à vous, cocréatrices et cocréateurs et complices inestimables de La Manufacture et de La Licorne. Merci à vous, spectatrices et spectateurs, d’être de retour. Que nous nous sommes ennuyés. Merci aux personnes bouleversantes de vie rencontrées sur notre route. Merci infini d’en bas, chère Nancy.

Edith Patenaude